jeudi 17 février 2011

Innocent Yapi : un enfant de la parole





















Le conte connait un nouvel essor depuis les années 1970 tant et si bien que l'on parle de « renouveau». Volonté de sortir de soi-même, envie de se sentir proche des ancêtres ou besoin d'intégration à une communauté, cette nouvelle attirance du public vers le conte peut s'expliquer de diverses manières.

Cette pratique en tant qu'art du spectacle est très récente, ce qui explique la volonté presque compulsive de la théoriser. Mais Innocent Yapi le dit tout de go, les grandes théories ne sont pas faites pour lui .Ce conteur ivoirien est, selon ses propres mots, un « enfant de la parole » et avoue à plusieurs reprises conter en se fiant à son seul instinct.

Nous allons tenter de comprendre comment Innocent Yapi se place par rapport au public et à sa production. Ainsi nous allons analyser la place que prennent les trois éléments conteur-auditoire-histoire, caractères intrinsèques de l'art de conter, dans le travail de cet artiste. Pour se faire, nous allons nous focaliser sur la place de la parole, la présence du conteur et enfin la réceptivité du public.


Le jeudi 2 décembre, l'Espace Conte (Le Studio) organise sa dernière représentation de l'année avec pour intervenants Sonia Riehl et Innocent Yapi. La soirée est placée sous le signe de l'Afrique et le public a tout le loisir de déguster du poulet yassa et d'admirer les batiks aux murs en déambulant dans la salle sur fond de musique.

Bien vite les lumières s'éteignent pour laisser place à Sonia Riehl racontant l'histoire du Carrousel de Mam'zelle Bombernell. La conteuse narre quatre récits de pays différents qui défilent au rythme d'un manège. Le public découvre ensuite Innocent Yapi qui vient saluer individuellement chaque personne avant de monter sur scène. L'artiste rejoint ensuite son musicien Joro Raharinjanahary assis à sa droite. Le décor est sommaire, un simple fond noir est placé comme pour permettre au public d'y projeter ses images mentales. Le spectacle commence par une chanson, et par la suite, c'est un véritable dialogue qui s établit entre musique, chant et voix. Les contes de la soirée s'inscrivent dans le cadre du spectacle intitulé Macôti et sont issus des cultures malgache, ivoirienne, tahitienne et comorienne. C'est un brassage ethnique extrêmement riche que l'on découvre alors : les instruments viennent du Sénégal, du Mali (calebasses, kalimba, …), le conteur est ivoirien, le musicien malgache, les contes viennent des îles. Ce spectacle a été fait pour un public adulte et adolescent, c'est pourquoi certaines histoires sont quelque peu grivoises.

A plusieurs reprises, Innocent Yapi danse, tantôt sur un registre comique lorsqu'il imite une princesse par exemple, tantôt sur un registre plus poétique. Bientôt il se crée une réelle interaction entre le conteur et le public : à plusieurs reprises les spectateurs se doivent de répéter un mot comme une litanie en réponse à l'artiste. Entre chaque conte c'est une véritable salve d'applaudissements qui retentit dans la salle. Malheureusement ce sera le dernier spectacle donné par l'artiste cette année.


Nous allons nous focaliser sur la place de la parole du point de vue d'Innocent Yapi.


Innocent Yapi est accompagné de son musicien sur scène avec lequel il réalise une véritable œuvre d'art totale : conte, théâtre, musique et danse se côtoient. En cela, leur travail en direct est tout à fait novateur. Il justifiera ce choix en disant que « la parole et la musique sont [tous deux] des enfants du rythme ». Mais il réside une difficulté, il faut que le conte ne perde pas de sa force, et Innocent Yapi avoue que « c'est très difficile car le conte doit rester le conte, la musique ne doit pas le déranger, tout ce que l'on rajoute doit être en harmonie, ne doit pas polluer l'histoire ». Pour chaque spectacle, la recherche est perpétuelle en vue d'atteindre cet équilibre parfait.

Les contes ont des résonances contemporaines de par les thèmes abordés, c'est pourquoi le choix a, à certains moments, été porté sur un mélange entre musique traditionnelle africaine et sons contemporains. Selon Innocent Yapi, la musique permet un accès plus direct à l'univers mis en place. Et cela fonctionne ! Dès les premières notes sur lesquelles le conteur et son acolyte posent leurs voix, nous voici transportés au loin.

Ce qui essentiel pour Innocent Yapi, c'est de ne pas trahir le conte, hérité des ancêtres. Il le qualifie de « pays de la fidélité à la mémoire, à l'Histoire et de l'efficacité ».

Le conteur est toujours dans la nécessité de trouver les mots justes, d'assécher les descriptions pour ne garder que l'essentiel. Il travaille sur une trame, ce qu'il qualifie d' « autoroute qui doit être réduite en un chemin ». Car la force du conte réside dans son immédiateté et dans son efficacité.

Après nous être penché sur la place accordée à la parole, il convient de se focaliser sur le conteur.

Innocent Yapi ne conte pas immobile. Il bouge, danse, chante et sa voix se fait tantôt forte, tantôt douce selon que l'histoire soit grave ou plus légère. Parfois ce sont même les silences qu'il laisse parler. Lorsqu'il conte c'est toute sa personnalité d'homme solaire qui s'exprime.

Le conteur avoue ne pas avoir besoin de préparation psychologique tant il est habité par la parole. Et pour cause, cet enfant de la tradition orale a été bercé par les contes dans son village natal, en Côte d'Ivoire. Tandis que certains comme le conteur Michel Hindenoch1, préfèrent favoriser la voix et rêvent de conter dans le noir, Innocent Yapi est de ceux qui favorisent les gestes et les changements d'intonations, dont on dit qu'ils « donnent du goût au conte ». Il semblerait que le mythe du conteur aveugle ait sévi depuis des siècles dans différentes civilisations. Ne disait-on pas d'ailleurs d'Homère qu'il était frappé de cécité ? Selon la légende, tout conteur aveugle aurait en effet hérité d'un don prodigieux en contrepartie duquel il aurait dû sacrifier sa vue. Cette figure serait celle de l'homme au monde intérieur d'une grande richesse, vers lequel il se tournerait, en lui-même. En effet, pour Michel Hindenoch, le conteur doit se rendre transparent pour laisser toute la place au conte tandis qu'aux yeux d'Innocent Yapi, l'histoire doit avoir un habitacle incarné en la personne du conteur. Ce que fait Innocent Yapi ne se rapproche-t-il pas de l'art théâtral ? L'homme ne s'imagine pas être un sage, il ne cherche pas à « se regarder conter », car pour lui l'instant du conte est un véritable partage.

Innocent Yapi est le reflet de sa culture, en effet, sa manière d'interpeler le public est tout à fait caractéristique du rapport entre le griot et les spectateurs. A l'aide de la formule « Mou main kai keu teint » à laquelle le public répond en chœur « Kreeeun», il cherche à retrouver l'attention des gens. Lorsque l'artiste a conté l'histoire de la mouche mauritanienne devant la gare2 de Strasbourg, en 2007, il a répété à de nombreuses reprises cette formule. Et pour cause, le public semblait fort dissipé. Il est bien entendu plus difficile de conter face aux passants que face à un public venu expressément pour le spectacle.


Ainsi, après avoir vu la manière dont Innocent Yapi perçoit le travail de conteur qu'il doit effectuer, nous allons analyser la réception du public.


Au théâtre ou au cinéma on peut parler d’un contrat tacite que le spectateur accepte en s’asseyant sur son siège et qui l’oblige à se détacher de toute pensée parasite, liée à la pénibilité de la journée passée. Le spectateur accepte également de considérer que tel acteur est tel personnage. En contrepartie, les premières minutes de la séance et du film-même, les bandes-annonces, le passage de la lumière à l’obscurité, l’apparition du titre, tout est précisément travaillé pour mettre le spectateur dans une certaine disposition.

Mais comment faire si ce contrat implicite n'est pas rempli par les spectateurs ?

Il va de soi qu'il est plus facile pour des enfants d'entrer dans un univers en oubliant le quotidien mais ce sont aussi ces derniers qui rejettent avec le plus de virulence ce qui leur déplait. Le conteur choisit volontairement des histoires plus accessibles pour ce public. Lorsqu'il est face à des adultes, Innocent Yapi ose faire des parallèles avec le monde contemporain. Ainsi, il s'appuie sur les résonances actuelles des contes, pour permettre au public de réfléchir. Par exemple, lors de la représentation à l'Espace Conte, le deux décembre, Innocent Yapi a évoqué la situation conflictuelle en Côte d'Ivoire, son pays d'origine. Sur un ton humoristique il a également dit à un homme barbu « Les barbus ne sont pas toujours méchants ! », en référence à l'idée que l'on se fait des terroristes.

La salle était alors uniquement remplie d'adultes et d'adolescents mais il a fallu bien peu de temps pour que tout le monde accepte d'être embarquée dans ce voyage. Il y avait en effet, non seulement toute une mise en bouche (repas, décor) mais également une première partie servant à cela. Innocent lui-même a cherché aussi à capter toute l'attention du spectateur en entonnant directement une chanson. L'homme, durant l'interview, parle de la « force de suggestion et d'évocation de la musique [qui] souligne les textes et [permet] d'aller plus loin dans l'émotion et les rêves, [qui] est un raccourci dans l'installation d'un univers donné dans un conte ». C'est en toute humilité que l'artiste demande implicitement au public d'oublier les tracas du quotidien et de bien vouloir entrer dans son monde.

Dans tous les cas, Innocent Yapi se donne pour consigne de ne pas préjuger du public : lors de son premier spectacle, il lui a semblé que le public n'aimait pas son travail, mais à la fin, il a fait face à une salve d'applaudissements. Les gens s'étaient mis debout pour l'acclamer !

C'est ainsi qu'il donne le meilleur de lui-même, chaque soir, au plus grand plaisir des spectateurs.


Innocent Yapi renouvelle une technique séculaire : celle de l'art de conter, en mêlant habilement traditions de son pays et innovations. Loin de vouloir suivre les sentiers tracés par les théoriciens, l'homme marche sur un chemin nouveau.

Ainsi, l'homme opte pour un mélange des genres (musique, conte, danse) et refuse de disparaître derrière le conte. Les spectacles qu'il présente sont le fruit de recherches incessantes pour atteindre l'équilibre parfait entre tous les moyens d'expression utilisés.

L'homme conte avec le cœur, et c'est avec toute l'humilité du monde qu'il invite les gens à voyager avec lui. Lorsque l'on interviewe l'homme, on réalise alors qu'il conte comme il parle, avec un enthousiasme rare.

L'artiste a pour but de recréer l'ambiance d'une « veillée de contes familiale », c'est ainsi que dans la petite salle de l'Espace Conte, avec sa verve et son humour communicatif, il entend être proche du public.


1Michel Hindenoch Conter, un art ? Propos sur l'art du conteur, 1990-1995, La Loupiote, 1997

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